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[Traduction français par Marie-Pierre Corrin]
Morton Feldman: Trois Périodes de Travail
par James Fulkerson.
La Quête de Feldman pour L'Extase du Moment
par Frank Denyer:
Morton Feldman fit l'observation un jour qu'il n'avait pas remarqué le moment où il s'était transformé de compositeur 'inconnu' en 'maître'. Quelque soit la compréhension que l'on puisse avoir de Feldman et de son oeuvre, on ne peut nier qu'il a laissé un grand nombre d'oeuvres admirables qui sont de plus en plus accessibles sur disques compacts à un public sans cesse croissant et qui commence à le connaître mieux. La plupart des enregistrements que l'on peut obtenir sont ceux de ses dernières oeuvres, qui tirent avantage des possibilités qu'offrent les disques compacts grace à leur longue durée.
Pour moi, l'oeuvre de Feldman peut se diviser essentiellement en trois périodes distinctes : une Première Période qui s'étend de la fin des années quarante jusqu'à la fin des années soixante/début des années soixante-dix, une Période Intermédiaire, qui représente la fin des années soixante/début des années soixante-dix, et une Dernière Période à partir du début des années quatre-vingt.
Pendant sa Première Période, à partir de la fin des années quarante jusqu'au début des années soixante-dix, ses oeuvres se caractérisent surtout par un corps instrumental à une échelle relativement réduite et des durées courtes (2 à 4 minutes ou bien 10 minutes). C'est pendant cette période qu'il a dégagé les formes de son univers sonore, à la fois en ce qui concerne le 'son', c'est à dire la relation d'intervalles entre les notes, de façon mélodique et harmonique, et aussi quant au 'toucher' - par cela il veut dire comment un son est créé mécaniquement parlant, par le frappé, le souffle, etc. et comment celui-ci disparaît.
Il utilisait en général des durées courtes, sans doute parce qu'il n'avait pas encore fini de déterminer son propre langage personnel - la manière dont les sons pouvaient créer des continuités ou des discontinuités. Il n'était pas encore à même de s'attaquer aux principes d'organisation nécessaires pour bâtir des formes à longue durée. Cela n'empêche pas que pour moi ces oeuvres restent pour une grande partie les plus extraordinaires de Feldman - des oeuvres dans lesquelles la vision de Feldman était tout à fait unique et à travers lesquelles il a developpé tout ce qu'il allait réclamer des interprètes au niveau du 'toucher'. Cette période de son oeuvre a été à la base d'une tradition d'interprétation qui n'est pas en général très bien connue, surtout ici en Europe où l'intérêt s'est porté plus particulièrement sur l'intonation, les relations d'intonation et le geste musical plutôt que sur le 'son' lui-même.
Durant sa Période Intermédiaire, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, Feldman a clairement atteint un niveau de maturité dans un style de musique de chambre. Les morceaux se sont allongés (ils durent maintenant fréquemment environ 20 minutes), ils ont continué à utiliser cet univers sonore sensuel qu'il avait déjà développé, et se sont mis à explorer la 'mélodie'. Et, pas plus tard qu'à la fin des années soixante, Feldman avait également abandonné les variations dans ses notations musicales.
En 1973, alors que je me préparais à quitter New York pour aller habiter à Berlin en tant que 'compositeur en résidence', j'ai passé l'une de mes dernières soirées avec Feldman. Je lui ai demandé sur quoi il était en train de travailler . Il m'a répondu, "la mélodie. Je suis en train d'écrire des mélodies... de grandes mélodies, des mélodies à la Puccini." (Je fus complètement ahuri!) C'était l'époque où il composait les suites The Viola in My Life I - III pour Karen Phillips, et où il avait commencé à travailler avec Nora Post, l'hautboïste qui inspira les parties extraordinairement difficiles pour hautbois et cor anglais dans Instruments I, II et III (1974 - 77). Feldman avait commencé à créer une continuité mélodique dans cette musique. Dans sa première période, il avait eu tendance à travailler avec la répétition des notes ou des accords - ou leur non-répétition - afin de créer un passage d'un instant à un autre dans sa musique. Dans ses 'mélodies', Feldman commença aussi à créer des continuités en collant des intonations - en général un ton ou un demi-ton les unes des autres à l'intérieur d'une mélodie.
Au début des années quatre-vingt, sa Dernière Période, Feldman continua à explorer l'approche que je viens de mentionner, qui consistait à "coller des matériels ensemble" pour créer une narration musicale à travers l'utilisation de cycles rythmiques ou de gestes mélodiques se permutant à l'intérieur de cycles répétés.
Ces gestes mélodiques ou accords sont souvent entourés de silences (pauses en notation musicale). Ces silences font en réalité partie intégrante du schéma ou cycle. Ces réitérations et permutations mélodiques et rythmiques à l'intérieur de l'espace du cycle sont en fait des moments de conscience pour le compositeur, l'interprète, l'auditeur. Feldman a créé de larges blocs de conscience - une sensibilisation à l'état d'être de l'instant, une mémoire des textures d'un état d'être passé ou différent, et ainsi un 'style narratif'. C'est ce style narratif qui lui a permis de réaliser une découverte capitale dans la rhétorique musicale et de ce fait il put se mettre à composer régulièrement pour des ensembles plus larges (orchestre et opéra), tandis que dans le domaine de la musique de chambre il commença de plus en plus à écrire des oeuvres d'une durée de 45 à 60 minutes, et même des morceaux de 4 à 6 heures, tels que For Philip Guston ou String Quartet II. - Bass Clarinet and Percussion, bien que beaucoup plus court que ces deux oeuvres, appartient clairement à la Dernière Période de Feldman.
Déjà tôt dans sa carrière, Feldman s'est établi dans la composition d'une musique qui se caractérisait par des sons très piano. ( Les directives étaient souvent: 'l'intensité est très piano', ou bien 'l'intensité est exceptionnellement piano, mais elle doit être audible'.) Presque toujours, il réclamait : 'chaque son avec un minimum d'attaque'.
Qu'est-ce que ces directives qui concernent l'intensité et la façon dont une note est amenée à la vie nous font comprendre en réalité? Sans aucun doute, elles démontrent une attitude envers l'interprétation, envers la création du son, à partir de quoi de nombreux autres détails musicaux suivent. Si l'on essaye de jouer avec un minimum d'attaque, cela veut dire qu'il n'y aura pas d'aggression dans cette musique, fondamentalement nous sommes confrontés à un univers sonore fragile et ténu dans lequel il n'est jamais très clair quel instrument exactement a produit tel son. Est-ce que l'instrument en train de jouer est un trombone en sourdine ou bien une flûte alto, une soprano ou un violon?
Cette façon d'approcher le jeu instrumental radicalise la couleur tonale de chaque note interprétée. Une exécution qui ignore ces demandes extrêmes faites sur les interprètes - une exécution où les interprètes jouent plus fort parce que c'est plus facile et plus sûr, ne peut en aucun cas être considérée comme étant le morceau composé par Feldman. Il lui manque les subtils lavis de couleur, les nuances de poids et la fragilité de son qui sont la signature de la musique de Feldman. C'est plus facile pour les interprètes de jouer un petit peu plus fort, d'utiliser un petit peu de vibrato, bref, de se rendre la vie plus confortable mais... ils ne jouent pas la musique de Feldman.
Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour interpréter et enregistrer cette extraordinaire expérience, il est tout aussi important que vous, l'auditeur, ajustiez correctement le niveau du volume d'écoute. Le niveau d'écoute convenable doit être extrêmement doux! Si vous mettez le niveau trop fort, les enregistrements seront tout simplement bruyants.
© 1995 James Fulkerson / Traduction : Marie-Pierre Corrin
La vie de Feldman en tant que compositeur est une série de pas infatigables pour pénétrer la réalité et entrer dans un territoire intérieur dont l'intensité n'est reconnue que par les traces de souvenirs qu'elle laisse. Les titres de ses compositions font souvent allusion à un monde caché, par exemple, Atlantis et Journey to the End of the Night, ou bien ils renvoient à des confrontations mystérieuses ou à des choix particuliers à un moment précis, tels que I Met Heine on the Rue Fürstenberg, Intersection, ou Ixion (pendant son voyage en Enfer, Orphée a rencontré Ixion, torturé sur la roue). Sur le plan créatif, l'art de Feldman est un art du "devenir", avec un Feldman renouvelé qui ne cesse de renaître douloureusement des ruines de ses oeuvres précédentes pour que la recherche puisse se poursuivre sur un plan nouveau.
On peut se méprendre complètement si l'on ne se contente que de considérer cette tentative à travers sa musique la plus récente, car l'oeuvre entière de sa vie est une histoire unique dont les premières créations représentent les vers d'ouverture décisifs. Pour pouvoir la comprendre, nous devons contempler d'où vient Feldman plutôt que de nous baser sur la connaissance de sa destination finale.
Il est né à New York en 1926; étudia le piano dès l'age de douze ans avec Madame Maurina-Press qui fut une amie très proche de Scriabin et une élève de Busoni. A quinze ans, il commença des leçons de composition avec Wallingford Riegger qui avait été un élève de Max Bruch. A dix-huit ans il continua avec Stefan Wolpe, un autre élève de Busoni, et pendant cette période, il rencontra fréquemment Varèse, qui avait connu Debussy. Il est intéressant de noter que c'est grace à Wolpe que Feldman devint ami avec le pianiste David Tudor pour lequel il composa le morceau Illusions (1949), et qu'il présenta plus tard à son dernier et plus important mentor, John Cage (qui fut lui-même un élève de Schoenberg). Grace à ces relations, il pouvait voir son oeuvre comme descendante légitime du coeur de l'Europe et aussi des traditions du Nouveau Monde.
La poursuite de Feldman était essentiellement celle de l'artiste romantique, mais son importance à la fin du vingtième siècle provient en partie de l'abilité toute paradoxale qu'il possédait d'être dévoué à sa propre poésie intérieure et en même temps d'embrasser les relations orales détachées et abstraites qui émergeaient lorsque certains contrôles de composition étaient abandonnés, et que les sons étaient libérés des exigences d'une auto expression non déguisée. Superficiellement on pourrait penser que le système de l'indétermination, (qui permet un nombre infini de solutions) ne tenait pas une place très importante dans l'oeuvre de maturité de Feldman, mais rien de tout cela n'aurait pû être conçu sans le fait qu'il avait maintenu des racines profondes dans le radicalisme qui acceptait en premier lieu les procédures accidentelles.
Only (1947) |
Paroles de R.M. Rilke
Sonnets à Orphée Passage I, No. 23 (Février 1922), basé sur la traduction par J.B. Leishman (d'après le manuscrit de Feldman)
Only when flight shall soar
merely the lightly profiling,
only when some pure Whither
will who has journeyed thither |
On retrouve dans la mélodie modale de Feldman qu'il composa en 1941 et
plus tard incorpora à la fin de Rothko Chapel (1971) certains échos de
la première de ses compositions qui fut publiée, Only. Malgré la
gaucherie de l'arrangement du texte, Feldman évite la naiveté
sentimentale en présentant sa mélodie dans sa simplicité toute dénudée,
dépouillée de l'accompagnement harmonique qui autrement eut été
considéré tout à fait normal à cette époque. L'approche a peut-être été
suggérée par The Wonderful Widow of Eighteen Springs que Cage composa en
1942. Bien que la soprano de Cage soit encore techniquement accompagnée
par le piano, le pianiste ne représente plus que les derniers vestiges
desséchés de cette tradition, car il ne fait que taper sur le couvercle
du piano avec ses doigts et ses articulations. Mais tandis que Cage
s'impose une discipline radicale en n'utilisant que trois notes dans sa
partie vocale, Feldman, lui, ne peut encore embrasser cette position,
quoiqu'il adopte ces trois mêmes notes comme base de son propre matériel
modal pour les vers 1 et 3.
Cage 'The Wonderful Widow' | A | B* | E | |||||||
Feldman 'Only' verses 1 & 3 | G | A | B* | C | D | E | ||||
verse 2 (new material) | C | D* | E | F# | G | A | Bb | |||
* = central note of modal system of piece/part of piece. |
A part cette oeuvre, la production de Feldman à la fin des années quarante était plutôt atonale, mais 1950 marqua son vrai début lorsqu'il abandonna la notation sur portées en faveur de notations graphiques dans la série Projection:
Projection 1 | violoncelle solo |
Projection 2 | flûte, trompette, violon, violoncelle, piano |
Projection 3 | deux pianos |
Projection 4 | violon et piano |
Projection 5 | 3 flûtes, 3 violoncelles, trompettte, 2 pianos |
On parlait beaucoup de hasard et de procédures accidentelles autour du groupe de Cage à cette époque.Voici les mots de Feldman au sujet de cette avancée extraordinairement audacieuse dans l'univers de la notation graphique: "Mon désir n'était pas de 'composer' mais de projeter des sons dans le temps, libérés d'une rhétorique compositionnelle qui n'avait aucune place ici". Les résultats sont d'une abstraction saisissante. Historiquement parlant, ces partitions sont les premières à laisser les interprètes libres de choisir eux-même l'intonation des divers sons, pré-datant Cage lui-même de plusieurs années. Ce sont aussi les premières partitions graphiques à émerger de l'école de New York.
Feldman n'a jamais considéré la notation graphique comme une substitution à la notation sur portées, mais seulement comme un mode de travail parallèle. Il l'a décrite en se comparant à un peintre qui choisirait de temps en temps de travailler au fusain ou autre moyen apparenté. Au début des années cinquante, la vaste production de partitions graphiques de Feldman est contre-balancée par sa production encore plus vaste d'oeuvres transcrites sur portées au cours de la même période. C'est seulement en 1951 qu'il y eut plus de morceaux graphiques (8) que d'oeuvres transcrites de manière conventionnelle (3). Entre 1954 et 1957 il n'y eut aucun morceau graphique, par contre il y en eut de nouveau de considérables en 1958 (Ixion), 59 (Atlantis), et 61 (Out of Last Pieces). Le dernier morceau graphique, In Search of an Orchestration, est apparu en 1967.
Il utilise la même notation graphique pour tous les morceaux de la Série Projections. D'après les directives, chaque boîte rectangulaire contient potentiellement quatre temps, et chaque note individuelle est représentée par les carrés ou les rectangles qui se trouvent dans ou à travers ces boîtes, la durée étant indiquée par le montant d'espace occupé. Une indication précise de métronome est fournie. L'intonation y est une notion toute relative, et ne peut sortir du cadre de l'éventail d'un choix bien établi: aigu, moyen, grave.
L'interprète peut choisir n'importe quelle tonalité à l'intérieur de ce registre. Pour les cordes, la notation spécifie aussi le timbre, c'est à dire arco, pizzicato ou harmoniques. Certaines questions se présentent immédiatement. Par exemple, est-ce qu'il faut choisir les tons spontanément pendant l'exécution ou bien est-ce qu'il faut les décider à l'avance? Après tout, il serait possible de préparer à l'avance une partition transcrite de façon conventionnelle, quoique cela pourrait sembler bouleverser le véritable défi psychologique et, certainement, l'esprit de ces morceaux. On peut aussi prendre des positions intermédiaires, par exemple décider que les interprètes sélectent individuellement et à l'avance uniquement les tons qui apparaissent dans des séquences où un choix précipité risquerait de provoquer une perte de contrôle technique. Deux questions supplémentaires: est-ce qu'il faut que le matériel tonal soit entièrement contenu dans le cadre du système chromatique, ou bien est-ce que des tonalités aléatoires peuvent être exécutées dans les limites d'un système donné selon les directives du compositeur? Dans un ensemble, est-ce que chaque interprète doit suivre en gros la même approche, ou bien est-ce qu'il serait possible pour chaque individu de trouver des solutions personnelles sans être obligé de se voir imposer un modèle commun?
Dans ces enregistrements, les interprètes jouent Projections 2 et 5 en choisissant spontanément leur matériel 'pendant l'exécution'. Les petites hésitations accidentelles et autres imperfections impossibles à contrôler dans ces circonstances soulignent d'une manière frappante la relation artistique proche avec John Cage pendant cette période. Feldman écrivit: " John à cette époque habitait l'étage supérieur d'un immeuble de Grand Street qui donnait sur la rivière East... Quelques mois plus tard (c'est-à-dire en 1950) j'ai moi aussi emménagé dans cette maison magique, sauf que j'habitais au deuxième étage, et que j'arrivais tout juste à entrevoir la rivière East. J'étais très conscient à l'époque à quel point je ressentais ce fait d'une façon particulièrement symbolique".
Les interprétations de Projection 1, 3, et 4, tous des solos ou des duos, adoptent une approche différente. Les musiciens se limitent à la gamme chromatique et ont aussi préparé quelques intonations à l'avance, de façon à garder entièrement le contrôle. Ce qui en ressort, c'est la mise en évidence de l'autre influence importante sur Feldman, celle de Webern. Cela est particulièrement évident dans Projection 4; l'auditeur peut ainsi comparer ces deux approches.
L'interprétation de la notation pour Projection 1 se complique d'un problème supplémentaire. Tandis que les directives pour toutes les autres Projections spécifient que l'intensité doit être pianissimo ou avec beaucoup de douceur d'un bout à l'autre, celle pour Projection 1, qui d'autre part utilise des termes identiques, omet cette simple phrase vitale. Selon Keith Potter, spécialiste de Feldman, c'est tout simplement une erreur de la part du compositeur, mais le problème n'est peut-être pas aussi évident que cela, car, en Février 1951, immédiatement après avoir terminé la suite Projections, Feldman s'est servi à nouveau de la même notation pour son oeuvre orchestrale Intersection 1, mais cette fois-ci avec des directives très différentes pour son interprétation. Dans cette dernière oeuvre, l'intensité n'est plus 'très douce', mais "laissée au libre choix des interprètes". Il ne fait aucun doute que ce changement aurait dû rendre le compositeur deux fois plus attentif lorsqu'il écrivit ses directives pour Projection 1, et tout à fait conscient de toutes les zones d'ambiguité superflue qui pourraient se présenter, d'autant plus que les suites Projection et Intersection 1 avaient dû être recopiées toutes les deux (y compris les directives, évidemment), plusieurs mois plus tard, après Aout 1951. C'est pendant ce mois-là, qu' Intersection 2 fut complété, mais la photocopie publiée apparaît dans l'écriture indubitable, non pas de Feldman, mais bien de John Cage. Feldman expliqua ailleurs: " il passa la semaine entière à copier des choses, à me montrer comment organiser une page. Selon lui, on ne pouvait pas s'appeler un professionnel si on ne présentait pas tout à la perfection, d'une manière nette et ordonnée". Les partitions de Projection sont en effet très soignées mais aussi écrites par Feldman lui-même, et cela ne peut que nous laisser à penser qu'elles furent recopiées, en même temps qu' Intersection 1, plus tard cette année-là et après cette leçon.
Intersection 2 | piano solo (1951) |
Intersection 3 | piano solo (1953) |
Intersection 4 | violoncelle solo (1953) |
Ces oeuvres se présentent sous une autre forme de notation graphique. Dans ce cas, il n'est pas nécessaire que les notes commencent tout à fait au début d'une durée transcrite, elles sont au contraire libres d'entrer n'importe où, du moment qu'elles finissent exactement comme c'est indiqué: "...les choses devaient se produire dans les limites d'une certaine durée temporelle. Maintenant il n'était pas nécessaire qu'elles arrivent exactement au début de cette durée temporelle, et, comme vous le savez, elles peuvent arriver n'importe quand, comme de traverser une rue, c'est pour ça que je les ai appelées 'Intersection', pour moi le temps était la distance, métaphoriquement parlant, entre un feu vert et un feu rouge". Intersections représente pour Feldman un changement crucial dans sa conception du temps, qui maintenant n'était plus une série de battements autour desquels s'alignaient les différentes parties musicales, mais s'était transformé en une série de 'fenêtres d'opportunité' à l'intérieur desquelles pouvaient se produire des évènements multiples et complexes dans des relations diverses. Bien que ce concept ait été utilisé de façon assez modeste dans Intersections (les fenêtres sont vraiment très courtes, chacune ne représentant qu'une fraction de seconde), il devait réapparaître plus tard beaucoup plus poussé, comme champ temporel, ou comme zone mémorielle, et c'est sous cette forme qu'il est devenu un élément central de l'art de Feldman, comme cela fut démontré dans les suites Durations et aussi plus tard. (1951 vit aussi l'exécution du seul morceau sur cassette magnétique, appelé aussi Intersections, ainsi que d'une autre oeuvre orchestrale intitulée Marginal Intersection!)
La notation graphique utilisée pour Intersections 2 - 4 donne des boîtes dans lesquelles des nombres indiquent combien de notes doivent être jouées à l'intérieur de cette 'fenêtre'. Des registres sont fournis encore une fois, tels que aigu, moyen et grave, ainsi que des vitesses précises de métronome pour chaque morceau. L'interprète peut choisir les intensités en toute liberté. Intersections 3 et 4 nous transportent dans des zones d'extrème virtuosité. A cause des très fortes densités de notes spécifiées par Feldman, il n'est plus possible pour le musicien même de considérer qu'il puisse choisir les notes spontanément pendant l'interprétation, et il devient maintenant nécessaire de trouver d'autres stratégies. Dans Intersection 3 on doit parfois choisir les intonations pour leur facilité d'exécution, car à certains endroits, on peut trouver jusqu'à quarante notes qui doivent être jouées en un tiers de seconde.
Intersections 2 et 3 ont été composés pour David Tudor, qui était un phénomène pianistique appartenant à une époque de développements musicaux tout à fait nouveaux et extrêmement complexes, et lorsqu' il semblait que rien, ni de l'avant-garde européenne ni des New Yorkais ne pouvait le démonter. John Cage, Morton Feldman, Christian Wolff et Earle Brown, les quatre compositeurs du cercle de Cage, qui étaient loin d'être eux-même des virtuoses, tenaient ses dons en très haute estime.
La quatrième Intersection explore la virtuosité du violoncelle à travers une notation du même type sauf qu'ici, "les nombres indiquent la quantité de sons à jouer simultanément (si possible)... tous les sons sont pizzicato à moins d'être notés différemment". Dans ces directives le violoncelliste commence à apprécier les mots entre parenthèses, surtout quand il (ou elle) fait face à un nombre d'apparentes impossibilités, telles que par exemple les dix notes graves et les trois notes aiguës qui apparaissent à l'intérieur d'une même boîte! L'interprète peut avoir à réexaminer certains critères de jeu, de façon à pouvoir faire face aux défis techniques de ce morceau. Mais sur le plan musical également, toutes les trois Intersections pénètrent certaines zones insolites, et ouvrent sur d'autres avenues que Feldman aurait peut-être explorées s'il n'avait pas choisi d'avancer par une autre route.
Une des oeuvres séminales des années cinquante. Les quatre pianos présentent des versions simultanées de la même partition. Ils commencent ensemble mais peu à peu s'écartent, parce qu'à l'intérieur de la recommandation générale 'lent', la durée de chaque ton varie légèrement, et qu'il y a d'autres impondérables, entre autres les nombreuses pauses dont la longueur est laissée au choix de l'interprète. Mais ce que l'auditeur perçoit, c'est un univers d'une beauté mystérieuse et d'une complexité sans cesse croissante, qui s'élargit, doucement, presque silencieusement.
Cette composition particulière a ouvert la voie à une ligne importante de développement qui fut explorée dans l'enchaînement des pièces pour un ou plusieurs pianos qui lui a fait suite. On en retrouvera l'écho jusqu'à la fin même de la vie de Feldman.
Certains compositeurs sont impatients de bâtir sur leurs idées. L'instinct de Feldman l'a souvent amené à réduire son matériel de façon à en percevoir plus clairement l'essence cachée. Ainsi, immédiatement après Piece for Four Pianos, il va adopter un style moins flamboyant pour poursuivre sa vision. Maintenant deux pianos seulement présentent des versions simultanées d'une même partition, une fois de plus commençant ensemble, puis se séparant lentement. Cependant, les différences entre ce morceau et celui qui le précède sont considérables. Des accords plus simples composés de deux notes seulement viennent à prédominer, ce qui donne plus d'individualité à chaque son et plus de contrôle aux interprètes quant au choix de sonorité, leur offrant la possibilité de faire descendre la musique vers des niveaux d'intensité plus douce. Les notations précisent 'lent' et 'aussi doucement que possible'. Feldman découvre aussi une flexibilité accrûe, entre autre parce que chaque évènement est maintenant simplement doublé au lieu d'être invariablement et automatiquement quadruplé. Alors que les pianos s'écartent lentement, la variété du matériel tonal diminue également, jusqu'à ce qu'il se stabilise en répétitions (ce que Feldman appellera plus tard 're-spellings') juste de quatre notes Si b Do Ré Ré b qui apparaîssent dans de nombreux déplacements d'octave. Musicalement parlant, cela semble créer un état stable, qui, une fois établi, pourrait en théorie continuer indéfiniment (on trouve ici un aperçu des oeuvres longues qui apparaîtront plus tard).
Encore un pas en avant. La source de son est maintenant réduite à un seul piano, bien qu'avec deux pianistes. Ils avancent indépendamment l'un de l'autre mais ne lisent plus une seule partition. Chacun a sa partie individuelle, qui consiste en une seule rangée de notes qui peuvent être jouées avec les deux mains (quoique plus loin dans ce morceau on trouve quelques accords dans le registre aigu). La simplicité du matériel permet de jouer encore plus piano, mais pour ce faire, les interprètes doivent intensifier leur préparation physique et psychologique, pour que chaque son devienne un accomplissement en lui- même. On a l'impression d'atteindre presque la rive même du silence, la limite des capacités émotionnelles des musiciens et celle du rendement des instruments. Feldman ne pouvait guère pénétrer plus avant à ce moment précis. Piano Four Hands, comparé à ses prédécesseurs, révèle un univers de son plus abstrait; de même ses caractéristiques ne se modifient pas fondamentalement pendant l'espace de temps qui lui est accordé, de telle sorte que l'on se sent un peu comme les anciens astronomes qui contemplaient, non pas les planètes en mouvement, mais ce territoire éloigné et mystérieux des 'étoiles fixes'.
Maintenant qu'il est passé d'une certaine manière par l'expérience de l'écriture de ces oeuvres pour piano, et par leurs réductions progressives avec son premier exemple de la notation mal nommée 'racecourse', Feldman va pouvoir modifier le courant créatif en cultivant ce petit embryon pour qu'il puisse commencer à grandir. Abandonnant le noir et blanc du piano, cet embryon réapparait presque immédiatement dans les couleurs de Two Instruments, pour cor et violoncelle (Mai 1958; non inclus ici). Two Instruments est le successeur immédiat de Piano Four Hands, et est le lien avec Durations 1-5. Mais avant de considérer les séries Durations, un mot au sujet d'une autre oeuvre pour piano.
Aussi bien dans l'étendue de la vie créative de Feldman que dans la forme musicale de ses compositions individuelles, nous retrouvons le même flux et reflux, de diminution lorsque le centre se resserre de plus en plus jusqu'à l'amoindrissement, et de l'expansion qui suit lorsqu'il relache lentement son étreinte. Six années après Piano Four Hands, nous retrouvons Feldman poussé à l'extrême, mais il a fait beaucoup de chemin pendant la période intermédiaire. Dans Piano Piece 1964, c'est la présence et la qualité du silence que l'on remarque le plus. Le silence est conçu et transcrit comme un continuum non uniforme, qui bouge à peine, auquel viennent s'attacher quelques petites particules de son, ou, plus rarement, grace auquel des évènements musicaux sont contenus. Cette subtile toile temporelle est mesurée en partie, mais seulement avec un temps qui est lui-même variable, s'étendant entre MM 42 et MM 76. Il y a aussi de nombreux évènements qui ont l'effet de modifier davantage, d'interrompre ou de prolonger cette structure, comme par exemple des sons dont la longueur dépend du temps de résonnance du piano, de nombreuses pauses, des durées imprécises et des césures.
Les sons eux-même sont incroyablement éphémères, ne possédant souvent guère plus de substance que des particules de poussière dans le vide. Environ deux-tiers de ces sons sont notés comme notes de 'grâce' (terminologie magique) et en tant que tels ils sont suspendus en partie dans et en partie hors de la matrice du temps. Feldman distingue entre les notes de grace les plus longues et les plus courtes, bien qu'aucune ne soit très courte. Une note de grace individuelle peut apparaître tout à fait seule, flottant entre des pauses silencieuses, ou bien encore comme appogiature à un temps qui est lui-même vide.
Lorsque, durant une sècheresse, le niveau d'eau d'un lac baisse, des objets auparavent cachés peuvent être révélés d'une façon frappante. De même, lorsque la musique est aussi réduite qu'elle l'est ici, des sons qui étaient apparemment inaudibles deviennent maintenant éclatants. Les plus évidents sont les bruits que fait le mécanisme du piano qui deviennent par conséquent une partie intégrale du morceau, malgré tous les efforts que l'interprète peut faire pour les minimiser.
Durations 1 | flûte alto, violon, violoncelle, piano |
Durations 2 | violoncelle et piano |
Durations 3 | violon, tuba, piano |
Durations 4 | violon, violoncelle, vibraphone |
Durations 5 | violon, violoncelle, cor, vibraphone, harpe, piano/célesta |
La première de cette suite à être composée fut Durations 2 (2 Février 1960), et en tant que morceau il ressemble assez à Two Instruments de Mai 1958 (voir plus haut). Entre temps, Feldman avait composé Last Pieces pour piano solo utilisant la même forme de notation sur portée, et Atlantis, un morceau de danse pour dix-sept musiciens dans la notation graphique qui nous est familière depuis Intersections 2 - 4.
Que Durations pour violoncelle et piano ait été placé en second, bien qu'il ait été composé en premier, soulève la question suivante: Est-ce que ces oeuvres sont conçues comme un seul enchaînement que l'on doit ressentir comme un tout? Bien que Feldman semblât les interpréter volontiers séparément, il décida cependant de placer les quatre premiers morceaux ensemble dans un enregistrement préalable sur 33 tours pour Time Records (ils n'avaient offert qu'un seul côté d'un disque et les cinq Durations n'auraient pas pu y tenir). Personnellement je crois que Durations 1-5 sont mises en valeur lorsqu'on les écoute ensemble, et la numérotation de Feldman nous encourage à les considérer comme un cycle. (Cet argument est encore plus imposant en ce qui concerne les suites Vertical Thoughts, comme nous le verrons plus loin).
Chacune des cinq Durations possède un timbre instrumental distinctif et chacune a un déroulement individuel, en dépit du fait que presque toute la musique est lente. Feldman écrivit: "Dans Durations je parviens à un style plus complex dans lequel chaque instrument accomplit sa propre vie individuelle dans son propre univers de son bien à lui. Dans chaque morceau les instruments commencent simultanément, puis sont libres de choisir leurs propres durées dans les limites d'un tempo général donné... Quoiqu'ils aient l'air identiques sur le papier, les morceaux ont été en fait conçus de manière tout à fait différente".
Les intonations exactes et leurs enchaînements sont écrits en notations sur portées. Ce cycle représente également un développement considérable dans le concept du temps de Feldman. Les parties instrumentales n'étant pas liées d'une façon rigide les unes aux autres, Feldman peut les faire s'enchevêtrer dans des relations tout à fait nouvelles qui émergent du fait qu'elles partagent la même zone de mémoire à court terme. Ce faisant, de nouvelles sonorités sont révélées, mais seulement lorsque les joueurs restent environ dans les 30 à 45 secondes les uns des autres, s'affaiblissant lorsqu'ils s'écartent plus loin. C'est pour cela que Feldman tenait beaucoup à ce que chacun des musicien ne s'éloignât à aucun moment trop en avant ou trop loin derrière les autres pendant l'interprétation de Durations. Les interprètes doivent trouver des stratégies pour éviter que cela ne se produise. Feldman joue en faveur de certaines rencontres qui ont alors l'air de se produire de manière accidentelle, bien qu'il ait lui-même créé les circonstances dans lesquelles il serait impossible que de tels 'accidents' ne surviennent pas.
On trouve dans toutes les Durations, sauf dans No 2, une autre empreinte personnelle de Feldman. De temps en temps de très larges accords arpégiés en pizzicato se produisent dans la partie de violon mais le compositeur demande qu'ils soient joués de manière inhabituelle, c'est- à-dire que chaque groupe de notes soit pincé d'un seul coup. Il en résulte un timbre et un rythme irrationnels qui sont du pur Feldman (on en trouve un exemple vers la fin de Durations 1). Après le morceau d'ouverture, Durations 2, qui est beaucoup plus court, apparaît comme rétracté et austère (un peu comme Piano Four Hands), mais ensuite Durations 3 est brusquement plus différencié une fois de plus, et qui plus est, c'est le seul de la suite à être composé de plus d'un seul mouvement, les quatre sections étant marquées 'lent', 'très lent', 'lent' et finalement, 'rapide'. Les poids et les densités variables ne cessent de bouger. Feldman peut maintenant contracter les sons ou les faire s'étendre avec une subtilité immense, comme s'il faisait obéir des ombres plutôt que quelque chose de plus tangible.
Durations 4, composé en Avril 1961, a un tempo plus rapide, et bien que les durées continuent à être choisies individuellement, ici elles ne sortent pas de la bande étroite MM 72 - MM 92. Lorsque ceci est allié à une préférence pour les harmoniques et pizzicato des cordes, la musique prend alors un caractère étrangement irréel et éphémère, tandis que Durations 5, écrit dans le mois qui suivit, utilise le même ensemble d'instruments mais en y ajoutant cor, harpe et piano/célesta, ce qui fait qu'un écho du morceau précédent demeure. Cependant, bien que ce morceau utilise le plus grand ensemble d'instruments du cycle, il conserve un caractère éphémère qui lui est tout à fait propre. Ceci tient en partie à la prédominance de sons dont le temps de résonnance est très bref.
Vertical Thoughts 1 | deux pianos |
Vertical Thoughts 2 | violon et piano |
Vertical Thoughts 3 | soprano, flûte, cor, trompette, trombone, piano/célesta, percussion, violon, violoncelle, contrebasse |
Vertical Thoughts 4 | piano solo |
Vertical Thoughts 5 | soprano, célesta, tuba, piano, violon, percussion |
Ce superbe ensemble de compositions de 1963 est un moment très grand et tout à fait unique dans le canon de Feldman. Ici il n'y a aucun doute que nous sommes confrontés à une succession de morceaux qui ont été conçus pour être joués comme une seule suite, bien qu'aucune tradition d'interprétation ne corrobore ce fait.
La progression de la sonorité monochromatique des deux pianos dans No 1 à travers l'introduction de couleur assez limitée dans No 2 (violon et piano), jusqu'à la palette abondante et complète du troisième morceau central, qui introduit simultanément la seule ligne de texte du cycle tout entier - "Life is a Passing Shadow" ('La Vie n'est qu'une Ombre Éphémère'), rend l'écoute irrésistible, surtout quand il est suivi par le court morceau pour piano assez rapide (No 4), rempli d'ambiguïtés chimériques, un morceau qui n'aurait aucun poids s'il était joué de manière isolée mais qui est absolument essentiel au drame qui se déroule, placé ainsi entre le No 3 et le cinquième morceau, lui aussi tout aussi probant avec son arrangement parallèle du même texte.
Dans ces cinq morceaux Feldman se sert d'une nouvelle forme de notation sur portées modifiée, et qui se prête bien à ce concept de temps multidimensionnel et sans cesse changeant qu'il a maintenant pleinement développé. Parfois des notes ou des silences sont mesurés de façon très précise par le métronome, d'autres fois les durées dépendent du temps de résonnance d'un son, de la durée du souffle d'un musicien, ou de pauses ressenties de manière instinctive. Comme le titre semble le suggérer, il y a des coordinations harmoniques et de nombreuses continuités qui sont indiquées, mais tous est accompli à partir d'une réflexion très subtile.
Dans Vertical Thoughts 2, par exemple, qui ne dure que cinq minutes et demie, on trouve vingt-deux changements de tempo et quatorze indications précises de métronome (certains très rapides). Chacun de ces changements peut ne durer que le temps d'une phrase brève, ou même n'apparaître que pour une pause d'une seule mesure. Cette oeuvre particulière est un chef- d'oeuvre de conscience sensorielle dans laquelle chaque note, et jusqu'à chaque modification infinitésimale de timbre semble acquérir une importance hypnotique.
On peut trouver quelque ressemblance, qui a peut-être été un peu oubliée, entre le texte "Life is a Passing Shadow", qui apparaît à la fois dans Vertical Thoughts 3 et dans Vertical Thoughts 5 et le fameux passage dans Macbeth, Act V, scène V :
Life's but a walking shadow, a poor player, That struts and frets his hour upon the stage, And then is heard no more; it is a tale Told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing. (La vie n'est qu'une ombre qui passe, un mauvais acteur, Qui se pavane et s'agite sur la scène à son tour, Et puis se tait à jamais; c'est une histoire Contée par un idiot, débordante de vacarme et de violence, Et qui n'a aucun sens). |
Il peut paraître un peu bizarre d'inclure deux arrangements séparés du même texte, mais leur rapport est crucial pour notre compréhension de l'oeuvre. Dans les deux cas, les mots individuels du texte apparaissent un par un, isolés par une étendue assez considérable de musique purement instrumentale. Dans chaque morceau, un seul accord est choisi pour l'arrangement des cinq mots, mais ces textes-accords possèdent une couleur distinctive qui est mise en valeur par le fait que les instruments impliqués ne jouent pas d'autre rôle dans la musique. Quatre des cinq notes qui forment le texte-accord dans Vertical Thoughts 3 réapparaissent comme faisant partie du texte-accord de huit notes de Vertical Thoughts 5, (certaines se trouvant dans d'autres octaves).
Dans les deux arrangements, les accords qui supportent le texte sont les seules parties de chaque morceau qui soient mesurées rigoureusement par le métronome. (Dans No 3 ces indications précises du métronome changent pour chaque mot, dans No 5, tous les mots sont de la même longueur, ce qui permet d'atteindre une sorte d'équilibre). C'est un peu comme si ces petits îlots de langage, de rationalité, de temps et d'espace, étaient entourés et contenus par un continuum inarticulé plus ancient, plus mystérieux, et, comme les Blue Poles de Jackson Pollock dans son tableau du même nom, ils permettent de porter le centre d'attention sur le changement continuel.
Dans Vertical Thoughts 3, les sections qui se trouvent entre les textes- accords sont d'une richesse multicolore, tandis que le texte-accord par comparaison possède une teinte plus limitée bien que caractéristique. Cette situation est complètement renversée dans Vertical Thoughts 5, où le texte-accord, comparable en timbre mais légèrement plus radieux que dans No 3, attire vers lui toute la couleur disponible, comparé avec le continuum sans traits distinctifs qui l'entoure des sons de percussion aux nuances profondes et sombres. Il y a encore un autre contraste. Dans No 3 le morceau commence avec de la musique purement instrumentale longtemps avant que le premier mot ne soit proféré, tandis que No 5 s'ouvre avec la voix de la chanteuse proclamant "Life". Mais après le mot final "Shadow", le vide, qui ne semble pas être affecté par le temps qui passe, impose à nouveau sa présence infinie.
© 1997 Frank Denyer / Traduction : Marie-Pierre Corrin
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